Eléphant d'Asie : le drame d'être sans défense
Texte écrit par Stéphane Ringuet
Reproduit de Panda Magazine - WWF France
 

La destruction et la fragmentation de l'habitat ainsi que le braconnage sont les principales menaces qui ont conduit les éléphants d'Asie au bord de l'extinction. Les quelques dizaines de milliers d'individus restants ne constituent plus aujourd'hui que de petites populations, isolées les unes des autres, et condamnées à s'éteindre sous les pressions humaines croissantes.


Capturé, dompté et exploité par l'homme depuis plus de 4000 ans, l'éléphant d'Asie (Elephas maximus) occupe une place spéciale dans l'imaginaire populaire, comme un géant gentil, obéissant et intelligent. Mais en Asie la relation entre les éléphants et les hommes est unique et douloureuse. Unique, parce que l'éléphant est devenu sacré et aimé comme une divinité, à l'image de Ganesha, le dieu à tête d'éléphant et au corps d'humain. Douloureuse, parce qu'elle s'accompagne de nombreux conflits meurtriers pour l'utilisation d'un même espace. Autrefois présents de l'Iran jusqu'à l'extrême est de la Chine, les éléphants d'Asie n'occupent plus aujourd'hui qu'une quinzaine de régions, de l'Inde à Sabah, province de Malaisie. Les pressions humaines croissantes sont d'autant plus aiguës, que le plus gros mammifère d'Asie vit dans une région du monde où se concentrent 20 % de la population humaine mondiale, qui, ne l'oublions pas, doublera d'ici 2025. Des cris s'élèvent pour rappeler la responsabilité des pays asiatiques dans la lutte contre l'extinction programmée de cette espèce. "Les éléphants ont presque disparu en Inde. Je dis cela avec une lourde responsabilité car nous avons moins de 20 000 éléphants", a déclaré Maneka Gandhi, Ministre indien de la Justice sociale et responsable d'une association de défense des animaux. De leur coté, les ONG se mobilisent, à l'image du WWF qui, depuis plus de 30 ans, s'investit dans plusieurs plans d'actions nationaux pour la sauvegarde de cette espèce, qui reste encore un des piliers de la religion et de la culture asiatique et orientale.

Le dramatique déclin des populations
Au début du XXe siècle, on estime qu'environ 100 000 éléphants d'Asie étaient présents partout en Asie, des rivières Tigris-Euphrates à l'ouest jusqu'en Chine à l'est, en passant par le sud de l'Himalaya. Aujourd'hui il ne reste qu'entre 35 000 et 50 000 individus (soit moins d'un dixième du total des éléphants d'Afrique). Ils forment des populations éparses et isolées, du sud de l'Inde et du Sri Lanka à l'ouest, en passant par l'Assam (nord-est de l'Inde), au Vietnam et à l'extrême sud de la province Yunan de Chine, et au sud des îles de Sumatra et de Bornéo. L'Inde a de loin la population la plus importante d'éléphants d'Asie : environ 57 % du total. De la même manière, le nombre d'éléphants domestiques est passé de plusieurs centaines de milliers à seulement 16 000 dans onze pays en Asie du sud et du sud-est, dont 6000 au Myanmar.
En plus de la diminution de leur taille, les populations sont confrontées à des modifications profondes de leur structure démographique, et donc de leur dynamique de reproduction. En effet, la recherche systématique par les braconniers des mâles porteurs d'ivoire fait que, dans certaines populations d'éléphants, on ne rencontre qu'un mâle pour 99 femelles ! D'autre part, l'élimination première des mâles "porteurs", qui participent en priorité à la reproduction, pourrait entraîner un appauvrissement du pool génétique des populations d'éléphants, et ainsi rendre les générations futures davantage sensibles à certaines maladies.

Un habitat fragmenté, voire détruit
Ce qu'il reste d'habitats pour la grande faune sauvage est détruit par les activités humaines. En Thaïlande, par exemple, les forêts naturelles n'occupent plus que 15 % du pays contre 90 % au début du XXe siècle. De la même manière, les grandes forêts de l'Inde couvrent aujourd'hui moins de 20 % du pays, et moins de la moitié de cette surface est disponible pour les éléphants. Les éléphants ont de moins en moins d'espace et leurs populations se fragmentent. Ainsi environ 90 % des éléphants seraient à moins d'une heure de voiture d'un café Internet ou tout proche des routes ! Et moins de 10 populations auraient chacune plus de 1 000 éléphants dans un espace continu. De nombreux experts pensent qu'il n'y a pas de futur pour les éléphants, sauf à l'intérieur d'aires protégées. Cependant, la plupart des parcs nationaux et des réserves où se trouvent les éléphants sont trop petits pour accueillir des populations viables. La coupe des forêts pour des constructions et l'agriculture interrompent les routes traditionnelles de migration des éléphants, ce qui entraîne des affrontements violents (coups de fusil, utilisation de bombes artisanales...) quand les éléphants affamés dévastent les cultures et quelquefois les villages. Il s'ensuit de nombreux morts, chez les éléphants mais aussi chez les hommes. Jusqu'à 300 personnes par an sont tuées par des éléphants uniquement en Inde. Ces conflits sont à la base de nombreux problèmes de conservation des espèces en général, de l'éléphant d'Asie en particulier.

Captures dangereuses
La capture des éléphants sauvages à des fins domestiques est devenue une menace pour les populations sauvages qui ont fortement diminué. Incapables de travailler lorsqu'ils sont jeunes, les éléphants sont capturés dans la nature puis formés. Bien que l'Inde ait interdit la capture des éléphants sauvages, en Birmanie des centaines sont capturés chaque année pour l'industrie du bois. Malheureusement, les méthodes de captures rudimentaires entraînent une mortalité élevée. Néanmoins des efforts sont faits pour améliorer la survie des individus et pour encourager la reproduction en captivité plutôt que le prélèvement dans la nature.
Une autre menace tout aussi importante est celle de la baisse rapide de la qualité des cornacs, ces hommes qui apprennent aux éléphants à travailler, les contrôlent et s'occupent d'eux. Dans les tribus, un grand nombre de gardiens ont abandonné leur profession et les fils de nombreux cornacs choisissent d'autres métiers. De plus en plus, les cornacs sont de très jeunes hommes inexpérimentés (il faut vingt ans pour former un maître cornac). Ce manque d'expérience a causé la mort de nombreux hommes et par la suite de nombreux éléphants, abattus parce qu'il n'y avait plus de cornacs capables de les maîtriser. Ainsi, on estime à environ 200 le nombre de cornacs tués chaque année en Thaïlande et à environ 50 % le nombre d'éléphants morts de mauvais traitements ou de faim...

Le braconnage
Le braconnage des éléphants d'Asie porte essentiellement sur l'ivoire et la viande. Il est particulièrement important dans le nord-est, où certaines personnes mangent de l'éléphant, et au sud de l'Inde, où 90 % des mâles portent des défenses. Ainsi, le nombre de "porteurs" en Inde est passé de 5 000 il y a 10 ans à environ 800 aujourd'hui ! Et 10 % seraient tués chaque année par les braconniers... Peau, os et dents sont de plus en plus recherchés dans différentes régions. La peau, par exemple, fait l'objet de contrebande en Thaïlande, où elle est transformée en sacs et en chaussures, et en Chine où les cendres sont utilisées pour traiter les ulcères et les blessures. La cendre des os est prescrite pour les problèmes d'estomac.
En 1995-1996, le braconnage des éléphants d'Asie a augmenté brusquement. Le commerce illégal d'éléphants vivants, de l'ivoire et de peaux à la frontière de la Thaïlande et de Myanmar est devenu un très grave problème de conservation. En 1997, un rapport de TRAFFIC indiquait que 7 ans après le moratoire sur le commerce de l'ivoire, le commerce illégal continuait à l'extrême est de l'Asie, avec la Corée du sud et Taïwan comme principaux marchés. Cependant, la plupart de l'ivoire illégal semble provenir d'Afrique plutôt que d'Asie.
Quant au braconnage des bébés éléphants, et donc l'abattage de leurs mères et d'autres éléphants ayant essayé de leur porter secours, il se développe du Cambodge au Vietnam, en passant par la Birmanie et le Laos, et alimente le marché thaïlandais en particulier. Les éléphanteaux sont alors vendus pour quelques milliers de dollars américains à des stations touristiques pour faire des tours de cirque et émerveiller des touristes attendris par ces mignonnes petites créatures...
Conséquence du braconnage, la sexe ratio est très déséquilibrée dans certaines populations, ce qui entraîne une augmentation de la consanguinité et éventuellement de la mortalité juvénile, ainsi qu'une diminution du succès de reproduction. La perte des "porteurs" réduit aussi les échanges de gènes entre ces derniers, souvent solitaires, qui se reproduisent avec des femelles de différentes sous-populations. Dans les populations avec de nombreux mâles sans défense, la sexe ratio devrait être mieux équilibrée, réduisant les effets génétiques défavorables. Enfin, la petite taille des populations rend ces dernières particulièrement sensibles aux maladies. Ainsi, en 1994 dans le parc national de Uda Walawe (Sri Lanka), des petits groupes d'éléphants ont été décimés par une maladie du bétail, pourtant rare chez les éléphants.

De la construction de corridors à la lutte contre le braconnage
Le WWF s'implique dans différents pays de l'aire de répartition de l'éléphant d'Asie dans de nombreux plans d'actions nationaux de gestion et de conservation des populations restantes et de leurs habitats. Le WWF a ainsi fait de l'éléphant d'Asie une de ses espèces emblématiques dont la conservation devrait aider au maintien de la diversité biologique et de l'intégrité biologique sur des écosystèmes et des paysages. Ainsi, il soutient en Inde et au Vietnam des plans d'action qui visent, selon les cas, à créer des corridors écologiques pour relier les portions d'habitats fragmentés dans les réserves, à protéger les corridors existants mais menacés de disparaître, à soutenir les parcs nationaux existants. Il contribue aussi aux programmes de sensibilisation à l'environnement afin de réduire les conflits entre les hommes et la faune sauvage.
De plus, il soutient le programme TRAFFIC, qui en Inde suit le commerce de l'ivoire et d'autres produits et aide à la réhabilitation des anciens sculpteurs d'ivoire par l'exposition et par la vente dans leurs magasins de produits de substitution de l'ivoire. Il prépare aussi un inventaire des stocks d'ivoire, aide les recherches officielles d'identification de l'ivoire et d'utilisation de la viande et des peaux, et aide les organismes gouvernementaux dans leur activité de contrôle du commerce illégal d'ivoire.
Le suivi et la gestion des populations et des sanctuaires de faune et de flore sauvages sont d'autres projets soutenus par le WWF, en Thaïlande notamment, dont la partie est abrite la plus grande forêt protégée du sud-est asiatique où vivent un tiers des éléphants de Thaïlande.

L'ensemble de ces projets visent à intégrer la conservation des éléphants dans un développement soutenable dans et autour des aires protégées, pour assurer la survie à long terme de leur patrimoine naturel exceptionnel.

Source :
- Texte "Eléphant d'Asie : le drame d'être sans défense" par Stéphane Ringuet - Reproduit de Panda Magazine n°88 (mars 2002) - WWF-France (188 rue de la Roquette, 75011 Paris).
- Photographies Copyright © David Behrens (www.pbase.com/dbehrens).
- Dessin d'après une photographie de David Behrens.

 


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